Paul se leva dès qu'il entendit le
premier chant du coq. Son lit était installé dans le cellier, une
pièce située juste de l'autre côté du mur qui supportait la
grande cheminée. L'hiver un semblant de chaleur provenait de ce mur,
mais il comptait plutôt sur le gros édredon rempli de duvet de canard
et d'oie pour le tenir au chaud. Ses parents dormaient dans un grand
lit clos dans la pièce commune, sa grand-mère sous l'escalier qui
donnait accès au grenier et ses deux jeunes sœur dans une petite
chambre donnant sur l'arrière de la maison. L’avantage de dormir
dans ce cellier c'est qu'il pouvait sortir et entrer sans passer par
la pièce commune. Son père avait hérité de ses parents une petite
propriété située au bord de la vallée de la Barguelonne non loin
de la route qui reliait Auch à Cahors en passant par Valence. Il y
élevait quelques vaches qui lui donnait deux trois veaux par an, sa
mère élevait une volaille nombreuse et variée nourrie avec les
céréales cultivées sur la propriété, volailles qu'elle vendait
sur les marchés de Valence et Moissac. Des bois permettaient de
vendre un peu de bois de chauffage et une petite vigne fournissait la
boisson des hommes. Une petite ferme qui vivait quasiment en autarcie
comme de nombreuses fermes à cette époque. Mais Paul avait été à
l'école publique de Castelsagrat, son instituteur lui avait fait
découvrir autre chose que son petit monde campagnard. Il aurait pu
continuer mais son père ne l'avait autorisé qu'à passer son
certificat d'études à douze ans et depuis il l’aidait à la
ferme.
Une ferme non loin de Castelsagrat au début du XXème siècle.
Paul sortit pour se soulager contre le fumier, d'où il avait
une belle vue sur la vallée et la route de Cahors : justement
une pétarade annonça le passage d'une automobile ; Paul resta
un moment à admirer l'engin qui filait à au moins 40 km/h dans un
nuage de poussière. Absorbé dans sa contemplation, il n'avait pas
remarqué la présence à ses côtés de son père :
- Ce n'est pas cette automobile qui
va sortir le fumier des vaches lui reprocha son père, ni un tel
engin qui va me terminer mes labours qui ont pris du retard !
- Il paraît justement qu'en
Amérique on a monté des moteurs à pétrole sur des engins qui
tirent une charrue ou une charrette !
Sur ces mots le père entra dans l'étable, son fils le suivit et grimpa dans le fenil pour descendre la ration de foin des vaches.
- Valence !!! Valence !!!
François se réveilla en sursaut et redressa son dos raide sur l'inconfortable banquette de bois de la voiture de troisième classe. Il tira sur la large sangle de cuir pour laisser descendre la vitre coulissante de la portière et se pencha au dehors. Il faisait encore frais en cette fin de matinée du mardi 30 janvier 1912. Juste à sa droite une pancarte posée sur un réverbère confirmait qu'il était enfin bien arrivé à Valence dans le Tarn et Garonne.
Il sauta sur le quai, laissant ses bagages dans le train : il savait qu'il ne repartirait pas de sitôt car il devait manœuvrer en gare et y laisser des wagons. En effet, son train était un train très commun en ce début de vingtième siècle sur toutes les compagnies, un « marchandises-voyageurs » : deux ou trois voitures des débuts de la compagnie, et une cohorte de wagons de marchandises avec leurs guérites de serre-freins. Ce train parti de Montauban à 8h du matin s'est arrêté longuement dans chaque gare pour laisser ou prendre des wagons tout au long de manœuvres chahutant les malheureux voyageurs résignés.
François descendit vers la queue du
train et chercha les trois wagons qu'il convoyait depuis Brive La
Gaillarde, leur chargement était toujours bien arrimé : tout
l'outillage de son patron. Justement, un homme d'équipe vêtu d'une
blouse courte de toile bleue et coiffé d'une casquette se glissait
entre les tampons derrière les wagons de François pour dételer.
Comprenant que la manœuvre commençait, François regagna son
compartiment et surveilla les évolutions par la fenêtre ouverte. Un
coup de sifflet strident et la 030 série 800 s'ébranla, emmenant
son coupon de rame vers le bout de la gare, puis recula dans la cour
de marchandises . Pendant qu'on dételait ses trois wagons, François
ouvrit la portière et jeta par terre sa caisse à outils et un gros
sac de marin contenant ses effets personnels.
- Et vous là-bas, c'est interdit
de descendre ici, s'entendit-il interpeler par un employé à la
casquette ornée de feuilles d'argent.
- Je me présente, François
Chambonas, dit l'Ardéchois, je suis chargé par mon patron,
Monsieur Guillemet, entrepreneur de convoyer ces trois wagons que
vous êtes en train de dételer.
- Très bien, bougonna l'employé,
mais tenez vous à l'écart pendant la fin de la manœuvre, puis
vous viendrez me voir au guichet de la « Petite Vitesse »
dans la Halle à marchandises pour retirer les documents.
Puis il claqua la portière de la
voiture et fit repartir le convoi d'un grand coup de sifflet
accompagné d'un grand geste du drapeau rouge qu'il tenait à la
main.
François Chambonas était un jeune homme d'environ 24 ans, pas très grand, mais la peau hâlée et des mains fortes trahissaient l'homme habitué aux travaux difficiles en plein air. Né dans une petite ferme au dessus du Cheylard, troisième garçon, il avait du quitter la maison familiale pour se placer dans des fermes plus importantes. Mais la vie rude et austère des montagnes d’Ardèche l'avait vite fait s'embaucher dans une entreprise de travaux publics construisant des gares, ponts, viaducs et tunnels pour les chemins de fer. Bien mieux payé qu'aux travaux des champs, cette vie aventureuse de chantier en chantier lui convenait. Le dernier s'était déroulé pendant deux ans en Corrèze à la construction des ouvrages d'art des Tramways de Corrèze, chantier qui venait de se terminer fin 1911. Le nouveau chantier était celui d'une partie de la ligne 6 Valence Montaigu de la Compagnie des Tramways à vapeur du Tarn et Garonne, plus précisément le tunnel de Castelsagrat nécessaire pour passer de la vallée de la Barguelonne à celle de la Séoune, deux petits affluent de la Garonne. Son patron employait une petite dizaine d’ouvriers commandés par le contremaître Moiraux, un colosse d'un mètre quatre vingt dix et cent vingt kilos. Celui-ci était déjà depuis quelques jours dans la région et recrutait des manœuvres et ouvriers ; il devait aussi envoyer en gare des charretiers pour transporter le matériel sur le chantier. Comme François était le plus ancien, il avait été chargé de convoyer ce matériel jusqu'au bout du voyage à Castelsagrat.
Les trois wagons contenaient une
douzaine de petits wagons Decauville basculants, des coupons de voie
et deux grosses caisses enfermant les pioches, pelles et barres à
mine... Un outillage qui nous paraitrait bien rudimentaire
aujourd'hui.
Comme l'employé de la Compagnie du Midi lui avait demandé, il se rendit à la halle retira les papiers nécessaires et partit vers la place de la gare comme les charretiers tardaient à arriver : un train devait être attendu car une grande animation régnait sur la place ombragée d'arbres , des charrettes, jardinières et fiacres étaient rangés dans un grand désordre.
Côté quai, ce n'était pas plus calme : curieusement tout le monde sur les quais et entre les voies semblait statufié ; François eut l'explication en tournant la tête, un photographe avait installé sa boite vernie sur son pied et attendait que le train ait stoppé pour prendre la photo . Pour le moment, enfoui sous son drap noir, à l'aide de grands gestes, il demandait aux personnes présentes de se placer le mieux possible. François vit en bonne posture au premier plan, le chef de gare, reconnaissable à son uniforme et à sa casquette ornée de feuilles d'or. Un train express arriva en provenance d'Agen, dès qu'il eût stoppé, tout le monde se figea et le photographe déboucha et reboucha son objectif d'un geste élégant. Le chef de gare sortit son régulateur de son gousset le consulta et partit en bougonnant vers le train.
Arrivée d'un train à Valence à cette époque.
François, toujours curieux des objets techniques s'approcha du photographe pour admirer son appareil. Celui-ci, un petit homme , au pantalon serré aux mollets par des pinces à vélos, à la moustache cirée le salua se présentant :
- Eloi Riu photographe et
coiffeur à Castelsagrat !
- François Chambonas dit
l'Ardéchois, répondit-il, merci je ne désire pas de photo, mais
pour la coupe ou la barbe, je ne dis pas non car je viens travailler
sur le chantier à Castelsagrat.
- Le chantier du tunnel ?
Quelle rencontre ! J'édite des cartes postales et je me propose de venir photographier
régulièrement vos travaux. A qui dois-je m'adresser ?
Eloi Riu paraissait très sympathique,
roulant les R dans un accent chantant, mélangeant les mots d'occitan
au français. François lui répondit que son contremaître pourrait
lui donner cette autorisation. Il se donnèrent rendez-vous à Castelsagrat. François
repartit dans la cour de marchandises, mais aucun charretier n'était
en vue. Il entendit du bruit tout au fond de la cour et se dirigea
dans cette direction. De l'autre côté de la clôture il découvrit
un chantier et comprit que c'était celui de la gare de tramway de
Valence : le terrain était aplani et des bâtiments étaient en
train de sortir de terre ; le bâtiment pour les voyageurs et au
fond la remise à locomotives avec à côté les fondations du
château d'eau. Habitué aux chantiers, il découvrit en examinant
les piquetages le tracé de deux voies l'une longeant le chemin de
grande communication N°11 et l'autre entrant dans la cour du Midi.
Cette dernière voie faciliterait les réceptions de matériel et les
expéditions et réceptions de marchandises.
Au centre de la bastide de
Castelsagrat, le Café du Siècle était implanté sur un des côtés
de la place de la Liberté, une belle place entourée de cornières
aux arches de formes différentes. La façade était barrée d'un
long balcon protégé par des balustres de pierre. A l'intérieur,
un colosse était attablé dans un coin de la salle : devant sa
table une file d'hommes avec le béret ou la casquette à la main
attendaient leur tour. Moiraux, le contremaître de François
procédait à l'embauche des manœuvres et ouvriers pour la
construction du tunnel.
Le café du siècle à Castelsagrat.
Pour commencer, il avait besoin de terrassiers, et du monde avait répondu à l'affiche qu'il avait apposée sur la porte du café. Le bruit avait vite couru dans les campagnes environnantes : le salaire serait intéressant, on parlait de 3,30 F par jour ! Quand un ouvrier agricole était payé à cette époque un peu plus de 1 F, qu'un kilo de pain coûtait 0,40 F, on pouvait comprendre qu'on se pressait devant la table du contremaître. Justement c'était au tour de Paul Dubuc notre jeune ami de 17 ans :
- Tu veux venir travailler sur
le chantier ? Lui demande Moiraux en toisant de haut en
bas le jeune homme. Tu as déjà tenu une pelle ou une pioche ?
- Oui Monsieur ! J'aide mon
père à la ferme depuis l'âge de 12 ans. Le travail ne me fait pas
peur.
- Et tu n'y travailles plus ?
- Vous savez en hiver, il y a moins
à faire...
- Bon, je t'embauche pour trois mois
comme manœuvre à 32 centimes l'heure.
- Merci Monsieur, répondit le jeune
Paul en tournant son béret entre ses mains.
- Tu viendras ici sur la place lundi
prochain à sept heures trente. Au suivant !
Un petit homme, à la barbe noire
s'avança vers le contremaître :
- Comment tu t'appelles !
- Gaston Foissac, Moussu !
- Tu habites où ?
La réponse de l'homme faite en patois
fit froncer les sourcils de Moiraux.
- Tu ne peux pas répondre en
français ?
- Nou !
Il rappela le jeune Paul et lui demanda
s'il pouvait traduire.
- Il habite à Saint-Maurin dans le
Lot et Garonne
- C'est loin ?
- Non à 7 km... Il dit que la
marche ne lui fait pas peur...
- Je l'embauche comme terrassier, il
m'a l'air solide.
Moiraux enrôla ainsi une vingtaine de terrassiers et manœuvres, assez pour installer le chantier et commencer les travaux ; il lui faudrait très rapidement trouver des charpentiers pour protéger le creusement du tunnel puis des carriers et des maçons pour la pierre de l'habillage. Qui était venu demander du travail au grand contremaître ? Des jeunes hommes comme Paul, mais aussi des ouvriers agricoles qui, surtout en hiver, n'étaient pas employés à plein temps dans les fermes, ainsi que quelques paysans désireux de gagner quelques francs à une époque où peu d'argent était en circulation dans les campagnes. L'attrait du salaire attirait le plus grand nombre.
Pendant ce temps, à Valence, François
faisait les cents pas devant la gare en attendant les transporteurs
qui allaient lui décharger les trois wagons. Justement une grosse
charrette tirée par deux gros chevaux fit son apparition. François
s'avança vers les deux rouliers installés sur la charrette ;
le plus âgé des deux l'apostropha :
- C'est toi Chambonas de
l'entreprise Guillemet ? Ton contremaître m'a commandé avec
trois charrettes pour monter votre chargement à Castelsagrat.
- Oui ! C'est moi ! Tout est sur ces trois wagons
plats, dans la cour de marchandises.
La charrette se rangea le long du
premier wagon chargé des panneaux de voie Decauville, le conducteur
contempla le chargement en soulevant son chapeau et en se grattant le
crâne :
- C'est sur ça que va rouler votre
satané tramway ? Vous vous fichez du monde ! C'est un jouet !!!! Moi qui me faisait
du souci pour mon travail, on ne peut pas porter grand chose avec
une voie si étroite, c'est de la voie de 60 cm non ?
- Non, non, répondit François en
riant. Ça, ce sont des panneaux de voie de chantier, inventé par Mr
Decauville : on la démonte et on la déplace très facilement, deux hommes portent un panneau de voie, on y
fait rouler dessus des wagonnets comme ceux que vous voyez sur les deux
autres wagons. On peut ainsi déplacer des masses de terre et de pierres
très facilement.
- Et le tramway comment sera-t-il ?
- La voie du tramway aura 1 mètre
d'écartement. Ah ? Vous voulez parler des wagons de
marchandises ? S'ils sont comme ceux que j'ai vu en Corrèze,
ils peuvent transporter chacun 10 tonnes, ils mesurent 2,20 m de large.
- Ah ! Malheur ! Je ne
peux pas transporter 10 t d'un seul coup surtout dans nos coteaux.
Déjà que la Compagnie du Midi nous a fait beaucoup de tort... Nous
sommes transporteurs de père en fils, mon grand-père a perdu
beaucoup quand la ligne a été ouverte. Et maintenant c'est mon
tour. Il paraît qu'il arrive sur les routes des grosses automobiles pouvant
transporter plus de mille kilogrammes ! Le meunier de St Paul
d'Espis (un village proche) parle de s'en acheter un... Je n'ai pas
les moyens de m'acheter un camion comme ils les appelle !
- Bon en attendant il faut monter
tout ça à Castelsagrat... rétorqua François en montrant le
chargement des trois wagons.
François donna au roulier le poids d'un wagonnet et d'un coupon de voie afin qu'il répartisse les charges sur ses chariots, car pendant leur échange deux autres charrettes étaient arrivées au pas lent d'une paire de bœufs blonds : François en Corrèze avait pris l'habitude de voir des vaches et bœufs rouges de la race limousine ; on lui expliqua qu'elles étaient de race garonnaise mais qu'une nouvelle race la gasconne était meilleure tant pour le trait que pour la viande...
Des charretiers au début du siècle dernier.
Le chargement avec les six hommes
présents fut vite fait : on avait placé la première charrette
parallèlement à un wagon, mais à une certaine distance, puis un panneau
de voie avait été placé entre le wagon et la charrette, et on avait
fait descendre tout doucement un wagonnet dans la charrette, puis un
autre. Il faudrait encore faire trois voyages, car
il fallait monter à Castelsagrat et on ne pouvait pas surcharger les
attelages. François casa ses sacs et autres caisses dans un
wagonnet, le jeune aide du charretier grimpa dans un autre et le
jeune homme s'installa à la gauche du conducteur. L'attelage fit
demi-tour et s’ébranla. Après avoir traversé la place de la gare
et longé la voie sur une centaine de mètres, l'équipage tourna
brusquement à gauche et traversa les voies par un passage à niveau.
- Nous empruntons la route de Cahors
sur quelques kilomètres expliqua le roulier, d'ailleurs votre fichu
tramway roulera au bord de cette route.
- Ce n'est pas mon tramway ,
répliqua François en riant. Vous savez que les Decauville étaient
des paysans à l'origine, maintenant ce sont des industriels qui
vendent dans le monde entier ?
Et François de raconter au charretier l'histoire des Decauville, une famille d'agriculteurs possédant un atelier de chaudronnerie. Une année que leur récolte de betteraves à sucre était très importante mais que les sols détrempés interdisaient les charrois, Paul Decauville eut l'idée de construire des morceaux de voie, deux fers carrés écartés de 40 cm soudés sur des fers plats, ces morceaux de voie étant transportable très facilement et supportant le poids de chariots guidés par ces rails. La récolte de 9000 tonnes de betterave fut ainsi sortie des champs. L'invention fut améliorée et vite utilisée pour tous les chantiers de construction où il fallait déplacer de grands volumes de terre.
Pendant le récit de François, on voyait d'ailleurs les travaux préparatoires à l'installation de la voie : des ouvriers décapaient la route sur le côté droit,enlevaient les matériaux creusaient sur une dizaine de centimètres pour ajouter une couche de cailloux supplémentaire afin de supporter le poids du petit train. De loin en loin, les travaux étaient interrompus sur une centaine de mètres afin de laisser, aux quelques charrettes ou attelages, la place de se croiser. Après avoir traversé le petit village de Lalande, la route traversa la Barguelonne, l'attelage prit à gauche une route qui suivait un petit vallon. Bercé par le pas lourd des chevaux, François s'endormit.
- Bonjour Monsieur !
- Oh vous arrivez trop
tard, j'ai tout le monde dont j'ai besoin pour le moment. Il me
faudra bientôt des charpentiers, de plus vous n'avez pas l'air
très costaud...
- Non, l'interrompit Eloi
Riu en souriant, je suis le coiffeur et photographe du village. J'ai
rencontré à la gare de Valence votre jeune François Chambonas qui
m'a dit qu'il fallait m'adresser à vous. Je suis également éditeur
de mes cartes postales sur Castelsagrat et sa région. Je désirerais
photographier le chantier du tramway, naturellement sans déranger
votre travail.
- Ça ne me dérangera
pas pour ma part, sauf si vous venez tous les jours nous faire
prendre la pose... Mais, il vaudra mieux, pour la bonne règle,
demander l'autorisation à l'ingénieur des ponts et Chaussées , Mr
Moissenet, qui a la responsabilité des travaux. Je vous préviendrai
la prochaine fois qu'il vient ici. Où est votre boutique ?
- Vous ne pouvez pas vous tromper, elle est sur cette place , à l'entrée côté Valence.
Eloi Riu partit vers son échoppe satisfait, car il avait déjà rencontré et photographié des hommes lors du piquetage du tracé du tramway et il avait rencontré Monsieur l'Ingénieur des Ponts et Chaussées, fort aimable par ailleurs. Il ne doutait pas de son autorisation.
Piquetage du tunnel de Castelsagrat.
François se réveilla alors
que l'équipage avait considérablement ralenti son allure et que le
charretier encourageait ses chevaux de cris et de claquements de
fouet : on montait la dernière côte. Celui-ci lui indiqua
qu'on était à moins d'un kilomètre du village.
En effet au bout de la montée, François aperçut des maisons pressées autour d'un clocher massif. L'attelage contourna le village, passa devant une grande bâtisse à un étage, l'école d'où sortaient des gamins en sarrau noir, qui se mirent à suivre le charroi en ouvrant des yeux ronds sur son chargement ; ils prirent une petite route descendant assez rudement vers le lieu-dit Couaillou. Le charretier serra les freins et son aide ayant sauté de charrette se tenait prêt à parer une dérive du charroi. Enfin en bas dans le vallon, François aperçut les lieux du futur chantier matérialisés par les piquetage des géomètres. Les wagonnets furent plus facile à descendre qu'à monter sur la charrette. François après avoir donné au roulier les indications pour décharger tout le matériel sur le site, chargea son sac sur l'épaule et remonta vers le village. A mi-côte, il rencontra Moiraux qui, alerté par les cris des gamins, avait compris que le matériel arrivait. François le salua et lui fit son rapport en lui précisant qu'il y avait encore plusieurs voyages à effectuer, c'est-à-dire toute la journée du lendemain. Moiraux , pour une fois, fut satisfait, François le comprit, car il ne trouva aucune matière à critique ; il lui indiqua qu'il pouvait se restaurer à l'auberge Couderc , à l’angle de la place ; il lui indiquerait en revenant où il logerait : chez une vieille veuve du village qui faisait pension de famille.
En entrant sur la place, François aperçut Eloi Riu dans sa boutique et il entra. Exposées sur un présentoir, à droite, on pouvait voir toutes les cartes postales du village et des environs toutes signées du coiffeur-photographe.
François en prit une, mais Eloi Riu refusa qu'il la paie. Notre jeune ami voulait prévenir son épouse qu'il était bien arrivé sur les lieux de son futur chantier. En effet, en Corrèze, François avait fait la connaissance de la fille d'un aubergiste de Beaulieu et en était tombé amoureux. Les parents de la jeune Louise avaient essayé d'empêcher cette union, car même si François était bien payé, il n'avait pour toute richesse que ses bras, mais leur fille avait menacé de se sauver avec son amoureux. Le mariage avait été célébré au printemps 1911 et en fin d'année était née une petite Marie, tout le portrait de sa mère. François était parti sur ce chantier la mort dans l'âme à l'idée d'abandonner sa petite famille, mais il avait promis à Louise que c'était le dernier chantier. Il n'avait pas dit à son patron ni à Moiraux qu'il s'était marié, de crainte de perdre son emploi.
Le chantier avait commencé le lundi 5 février, mais le travail n'avait pas cessé pour François depuis le jour de son arrivée : finir de décharger les wagons de matériel et les transporter à Castelsagrat. Puis il avait fallu les répartir entre les deux côtés du tunnel : on allait creuser le tunnel par le Sud, mais on préparait aussi la tranchée côté Nord. Il fallait donc répartir les coupons de voie et les wagonnets suivant les besoins de chaque côté. Sans rien transporter, il était facile d'escalader la colline sur environ 60 m de dénivelé et de redescendre de l'autre côté ; mais avec le matériel, il fallait charger sur des charrettes, monter vers le village et redescendre sur la route de Brassac. Il y en avait facilement pour deux heures.